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Article

Intervenants psychosociaux face aux victimes -Processus psychodynamique de la traumatisation indirecte

JIDV 2 (Tome 1, numéro 2 - Janvier 2003)   

Auteur

Psychologue, Centre de psychologie de Crise, Hôpital Militaire Reine Astrid

Résumé 

Les intervenants en situation de crise collective ne sont plus seulement responsables des actions de sauvetage et de soins médicaux, ils doivent aussi pourvoir aux besoins psychologiques et sociaux des victimes. Cette catégorie spécifique d’actions est mise en oeuvre par les intervenants psychosociaux (trauma workers). Si l’impact du  trauma sur les victimes primaires est bien connu, les conséquences psychologiques du travail de soutien psychosocial de crise sont elles, souvent mal estimées. Ces conséquences indirectes peuvent entraîner un stress traumatique secondaire pour les intervenants psychosociaux. Cet article propose une première approche des critères symptomatiques et des facteurs psychodynamiques responsables du stress traumatique secondaire

Mots-clés

Urgences collectives ; intervenants psychosociaux ; trauma ; stress traumatique secondaire

"A l'égard de toutes les autres choses il est possible de se procurer la sécurité; mais, à cause de la mort, nous, les hommes, nous habitons tous une cité sans murailles." 

EPICURE, Sentences vaticanes, 31, In Lettres et maximes, trad. M. Conche, PUF, 1987.

 

Cadre conceptuel des processus de traumatisation 

 

L’année 2001 a montré une fois de plus les limites de la rationalité de l’être humain face aux tragédies, attentats et catastrophes. Que ce soit à New-York ou à Toulouse, au-delà des ravages matériels et physiques, apparaît de manière indicible l’effet destructeur du trauma psychologique à une échelle collective. La réponse de la société se doit aussi d’être soutenante pour l’âme et l’esprit de ses citoyens. Dans ce contexte d’horreur et d’effroi, un intervenant « nouveau » prend de plus en plus d’importance. Cet intervenant en situation de crise et de chaos collectif a pour charge de stabiliser et restaurer l’équilibre « psychosocial » des victimes. Cependant, au vue de l’ampleur des destructions, l’intervenant psychosocial (trauma workers pour les anglo-saxons) est lui-même potentiellement en danger, si pas directement, du moins indirectement par la charge psychologique énorme que représente le travail de crise avec des victimes.

Afin de pouvoir présenter de manière cohérente la problématique de traumatisation potentielle des intervenants psychosociaux en situation de crise, un cadre conceptuel global doit être posé comme préalable. De fait, le concept de traumatisation, autre que primaire, n'est pas défini de manière univoque dans la littérature spécialisée, et n'a pas de reconnaissance officielle dans les diverses nomenclatures de troubles psychologiques et psychiatriques. Un article récent de Jenkins et Baird[1] relève les difficultés de validation des concepts de traumatisation secondaire, de trauma vicariant et de Compassion Fatigue. 

Le nœud de la problématique est constitué par le trauma, confrontation imprévue avec la réalité indicible de la mort, qui laisse une empreinte psychique d'effroi et d'horreur. La personne confrontée à une situation traumatique sera nommée victime. Autour d'elle, sa famille, ses proches, ses collègues, les éventuels sauveteurs, policiers, intervenants psychosociaux et les spécialistes en thérapie seront plus ou moins fortement touchés par le vécu traumatique de la victime. 

Le point de départ est constitué par la victime ayant vécu une situation à caractère traumatique et dont la vie en reste bouleversée. Cette victime initiale sera nommée victime primaire, elle subit une traumatisation directe et présentera notamment les symptômes spécifiques d'Etat de Stress Aigu et d'Etat de Stress Post-Traumatique[2]. La première onde de choc traumatique viendra toucher l'entourage direct de la victime primaire et tous les professionnels (sauveteurs, aidants, intervenants psychosociaux) qui seront au contact de la victime en situation de crise (phase aiguë, interventions de 1ère ligne). Ces personnes seront considérées comme des victimes secondaires potentielles, elles vivront peut-être une traumatisation indirecte qui provoquera des troubles spécifiques de Stress Traumatique Secondaire. Pour l'entourage le décès éventuel de la victime (donc dans des circonstances traumatiques) provoquera un double processus de deuil et de traumatisme indirect qui complexifiera le travail de deuil classique. A moyen et long termes, les professionnels de la prise en charge thérapeutique (2ème ligne: psychologues, psychiatres, psychothérapeutes) qui travaillent avec des victimes sont potentiellement des victimes tertiaires, ces "thérapeutes" subiront éventuellement un processus de traumatisation vicariante sur base de l'écoute empathique du récit traumatique de la victime primaire. Les troubles engendrés par la traumatisation vicariante seront repris sous le label de Compassion Fatigue.

Un dernier niveau conceptuel est constitué par le cadre de la traumatisation, lequel cadre est constitué par les repères qui structurent l’univers des individus impliqués. Le cadre peut être le lieu de vie ou de travail, les règles et lois implicites et explicites, les régulations contractuelles des interactions entre personnes… Pour la victime primaire, il y a effraction du réel traumatique avec perte des repères par suite de la rupture de son cadre de vie ou de travail. Pour les victimes secondaires, le cadre de vie de l'entourage est perturbé et bouleversé, il devient fluctuant et indéfini. Les sauveteurs (au sens large) peuvent vivre une inadaptation ou un décalage de leur cadre de travail. Quant aux intervenants psychosociaux, ils fonctionnent en l'absence de cadre ou plutôt doivent réinventer un cadre adapté (puisque travaillant en situation de crise). Les thérapeutes par contre fonctionnent au départ dans un cadre défini (cadre thérapeutique contractualisé) qui se révèle plus ou moins adapté.

Le tableau ci-dessous tente de restituer ce cadre conceptuel.

Tableau 1.

Types de Victimes

Processus de traumatisation

Publics Cibles

Conséquences spécifiques

Cadre

Victime Primaire

Traumatisation Directe

ü   Survivant

ü   Témoin

ü   Sauveteur

ü   Etat de Stress Aigu

ü   Etat de Stress Post-Traumatique

Rupture, effraction

Victime Secondaire

Traumatisation  Indirecte

ü   Sauveteur

ü   Intervenants Psy. de crise

ü   Entourage, collègues

ü   Etat de Stress Traumatique Secondaire

ü   Deuil traumatique

Cadre indéfini et fluctuant

Victime Tertiaire

Traumatisation Vicariante

Ø     Thérapeute

Ø     Compassion Fatigue

Cadre thérapeutique

Cadre conceptuel du processus de traumatisation - Serniclaes O., Psychologue- mars 2000

Cet article s'articulera essentiellement autour des processus de traumatisation indirecte et du stress traumatique secondaire des intervenants psychosociaux (trauma workers). Le vécu potentiellement traumatique du travail des intervenants psychosociaux sera approché aux niveaux théorique et psychodynamique. 

Stress Traumatique Secondaire

Le terme de Stress Traumatique Secondaire n'est pas repris dans une nomenclature officielle de classification des troubles psychologiques ou psychiatriques. Ainsi de nombreux auteurs y font référence sans pour autant obtenir de véritable consensus. Un article de STAMM B.H.[3] paru en 1997 dans le PTSD Research Quaterly fait le point sur les publications. Il montre clairement que ce concept est encore en recherche, il recouvre plusieurs autres termes tels que Compassion Fatigue et Vicarious Traumatisation  voire ceux de contre-transfert ou de Burnout[4]. Pourtant les termes de Stress traumatique secondaire, de traumatisation vicariante et de Compassion Fatigue font référence au travail spécifique avec des personnes traumatisées, ceux de burnout et de contre-transfert n'étant pas spécifiques au trauma. Cependant, leurs processus psychodynamiques peuvent être complémentaires voire cumulatifs.

Le Stress Traumatique Secondaire se définit comme le résultat du stress provoqué par le fait d'aider ou de vouloir aider une personne traumatisée ou en souffrance, particulièrement si cette personne vous est chère ou proche[5]. Le processus mis en jeu relève de la contagion empathique ou sympathique du vécu de la victime qui se caractérise par de l'impuissance et par une rupture des assomptions de base (croyances de base). L'entourage (significant others) est naturellement touché, perturbé, voire traumatisé par les questions que soulève la victime. Les auteurs établissent à partir de la victime des cercles concentriques décrivant les ondes de choc du trauma qui progressivement s'étendent aux proches directes, aux voisins, aux collègues, aux sauveteurs et aux spécialistes que la victime rencontre. Nous retiendrons l'idée que le Stress Traumatique Secondaire correspond essentiellement aux conséquences du soutien offert aux victimes pour ceux qui les côtoient bien que non exposés  directement à la source traumatique. L'apparition des symptômes peut être très rapide (par ex. au premier contact avec la victime directe) et perturbant pour la victime indirecte. 

Au niveau symptomatologique, l'Etat de Stress Traumatique Secondaire ne se différencie guère de l'Etat de Stress Post-Traumatique[6].

 

Tableau 2. Tableau de comparaison des Symptômes de ESPT avec ceux de ESTS (PT= Personne Traumatisée/ Victime directe)

Etat de stress post-traumatique

Etat de stress traumatique secondaire

G.              Stresseurs

1)               Le sujet a vécu, a été témoin ou a été confronté à un événement ou à des événements durant lesquels des individus ont pu mourir ou être très gravement blessés ou bien durant lesquels son intégrité physique ou celle d’autrui a pu être menacée. 

2)               La réaction du sujet à l’événement s’est traduite par une peur intense, un sentiment d’impuissance ou d’horreur. Un événement du type
-menace sérieuse pour soi
-destruction soudaine de son environnement

A.              Stresseurs

1)               Le sujet a vécu, a été témoin ou a été confronté à un événement ou à des événements durant lesquels des individus ont pu mourir ou être très gravement blessés ou bien durant lesquels son intégrité physique ou celle d’autrui a pu être menacée. 

2)               La réaction du sujet à l’événement s’est traduite par une peur intense, un sentiment d’impuissance ou d’horreur. Un événement du type
-menace sérieuse pour la PT
-destruction soudaine de l'environnement de la  PT

B. Reviviscence de l'événement traumatique

1)                Souvenirs répétitifs et envahissants de l’événement 

2)               Rêves répétitifs de l’événement provoquant un sentiment de détresse..

3)               Impression ou agissements soudains “comme si” l’événement traumatique allait se reproduire.

4)               Sentiment intense de détresse psychique lors de l’exposition à des indices internes ou externes évoquant ou ressemblant à un aspect de l’événement traumatique en cause.

5)               Réactivité physiologique 

.B. Reviviscence de l'événement traumatique

(1)    Souvenirs répétitifs et envahissants de l’événement/PT 

(2)   Rêves répétitifs de l’événement provoquant un sentiment de détresse/ PT..

(3)   Impression ou agissements soudains “comme si” l’événement traumatique allait se reproduire /PT.

(4)   Sentiment intense de détresse psychique lors de l’exposition à des indices internes ou externes évoquant ou ressemblant à un aspect de l’événement traumatique en cause/ PT.

(5)   Réactivité physiologique 

C. Evitement et émoussement de la réactivité

1)               Efforts pour éviter les pensées, les sentiments 

2)               Efforts pour éviter les activités, les endroits.

3)               Amnésie psychogénique

4)               Réduction  de l'intérêt pour des activités importantes

5)               Sentiment de détachement d'autrui.

6)               Restriction des affects

7)               Sentiment d'avenir "bouché" 

C. Evitement et émoussement de la réactivité

(1)   Efforts pour éviter les pensées, les sentiments 

(2)   Efforts pour éviter les activités, les endroits.

(3)   Amnésie psychogénique

(4)   Réduction  de l'intérêt pour des activités importantes

(5)   Sentiment de détachement d'autrui.

(6)   Restriction des affects

(7)   Sentiment d'avenir "bouché

D. Hyperactivité neurovégétative

1)               Difficultés d'endormissement ou sommeil interrompu.

2)               Irritabilité ou accès de colère.

3)               Difficultés de concentration.

4)               Hypervigilance

5)               Réaction de sursaut exagérée.

D.  Hyperactivité neurovégétative

(1)   Difficultés d'endormissement ou sommeil interrompu.

(2)   Irritabilité ou accès de colère.

(3)   Difficultés de concentration.

(4)   Hypervigilance pour la PT

(5)   Réaction de sursaut exagérée

L'entourage (famille, proches, collègues) de la victime se trouve exposé indirectement au vécu traumatique de la victime. Naturellement, cet entourage va s'identifier et montrer de l'empathie pour la victime. Ce processus naturel amènera l'entourage à être exposé à une rupture de ses assomptions sur son invulnérabilité et sa capacité de contrôle de son environnement. Cette brèche existentielle débouche sur une remise en cause du fonctionnement logique dans la vie de tous les jours; le sentiment de sécurité vole en éclat tant en ce qui concerne la victime que pour son entourage. Cet entourage va devoir se poser les mêmes questions que la victime, questions qui n'ont pas de réponses évidentes voire rationnelles: 

Ø              Que s'est il passé? 

Ø              Pourquoi cela s'est il produit? 

Ø              Pourquoi moi, maintenant?

Ø              Quel sens cela a-t-il? 

Ø              Pourquoi ai-je agi de la sorte?

Ø              Pourquoi ai-je réagi comme cela depuis?

Ø              Comment ferai-je face si cela se reproduit?

Ce processus de traumatisation indirecte produira des symptômes caractéristiques proches de celui de la victime primaire tels que: souvenirs intrusifs (flash-back), sommeil perturbé, irritabilité, évitements phobiques, sentiments dépressifs, sentiments de culpabilité, hyperréactivité physiologique, épuisement émotionnel. Il suffit de penser aux conséquences psychiques, physiques, sociales que l'entourage subit quand un membre proche de la famille est victime d'une agression crapuleuse, d'un viol, d'un accident de voiture, d'un incendie, d'une catastrophe, pour se rendre compte que la résonance traumatique indirecte peut effectivement déséquilibrer l'entourage, qui en plus du soutien de la victime directe devra gérer son vécu traumatique indirecte. Par ailleurs, si une des victimes vient à décéder dans des circonstances potentiellement traumatiques, pour les proches, le processus de deuil en soi sera perturbé (deuil traumatique).

Par ailleurs, l'entourage peut avoir tendance à se protéger du vécu traumatique de la victime primaire. Que ce soit par anticipation du coût psychique que cela représente (fantasmes sur l'horreur du vécu) ou par mécanisme de survie psychique. Ces mécanismes de défenses classiques pourront être : l'isolement de la victime (rejet du groupe), la minimisation du vécu traumatique (tu as eu de la chance, cela aurait pu être pire), l'ironisation (ce n'est pas si grave), la surprotection anxieuse (tu ne sortira plus), la mise à distance émotionnelle (cela ne nous concerne pas), la moralisation ( tu aurais dû agir autrement), la culpabilisation (c'est de ta faute), la colère (tu nous déranges), la pathologisation (tu es fou). Ces différents modes de protection de l'entourage engendrent un  sentiment d'incompréhension chez la victime primaire qui renforcera son repli sur soi et le conduira au silence. La  "Conspiration du silence"[7] de l'entourage est donc le signe non pas de l'indifférence mais bien de la difficulté ou de l'incapacité à communiquer sur l'innommable du vécu traumatique avec le principal intéressé et avec les démons que chacun porte en soi et ne souhaite pas voir surgir même chez un proche aimé. Toutes les mesures de soutien préventif et informatif de l'entourage menées au cours des interventions en situation de crise visent à empêcher cette conspiration du silence à s'installer.

Selon notre analyse, le processus de traumatisation indirecte s'applique aussi aux sauveteurs (médecins, pompiers, ambulanciers, policiers, personnels Croix-Rouge et autres) qui interviennent sur les lieux du trauma (agression, sinistre, catastrophe..) ou qui sont en contact direct avec la ou les victimes en situation de crise (phase aiguë). La réalité du contexte et la proximité de la victime favorisent les mécanisme d'identification et de débordement émotionnel. A ce titre, les intervenants psychosociaux  (psychologues, psychiatres, assistants psychosociaux) en situation de crise sont aussi potentiellement susceptibles de subir une traumatisation indirecte et donc de devenir des victimes secondaires. Par contre, si les sauveteurs peuvent dans certaines circonstances être traumatisés directement, les intervenants psychosociaux qui par définition ne travaillent pas sur les lieux de la "crise", ne sont pas potentiellement victimes primaires. 

Contexte de travail des intervenants psychosociaux en situation de crise

Le travail des intervenants psychosociaux de crise s’exerce dans le cadre de situations potentiellement traumatiques, telles que: catastrophes, attentats, guerres, urgences collectives, métiers à risques (pompiers, policiers, sauveteurs..), victimes d'agressions …. L’objectif du soutien psychosocial en situation de crise est d’offrir un support matériel, social et psychologique aux  personnes ayant vécu une situation de nature traumatique (victime primaire)[8]. Cette prise en charge à court terme (heures ou jours qui suivent le trauma) se fait généralement dans un contexte d’urgence et de chaos. Le cadre de travail des intervenants psychosociaux est indéfini et imprévisible, il devra être réinventé et recréé à chaque intervention, et pour chaque action particulière de soutien. Les caractéristiques de cette intervention psychosociale se différencient clairement de l'intervention thérapeutique classique. Elle se veut proactive, préventive, communautaire, pluridisciplinaire, continue. Elle vise à sécuriser, verbaliser le vécu, préparer le retour à la "normale"[9].

La situation traumatique (appelée Incident critique dans ce contexte) a certaines caractéristiques: l’imprévisibilité de la survenue traumatique, le sentiment d’horreur ou d’effroi, la réalité de la  mort (directement ou indirectement), l’impuissance, le sentiment d’invulnérabilité éclate en morceaux(les croyances de base s’effondrent), l’individu ne sait faire face et encore moins donner un sens à son vécu traumatique (possibilité de reprise progressive du contrôle). Pour palier un tel chaos, le travail de l'intervenant psychosocial en situation de crise[10] est de nature proactive, il va au devant des victimes et de leurs besoins. Il n'attend pas la demande de soutien de la victime, il offre son soutien (au contraire de la situation thérapeutique classique où le patient demande de l’aide). L'intervenant psychosocial n’a pas de contrôle sur le champ de travail qui s'offre à lui. Le niveau d’émotion chez les victimes est très élevé, l'intervenant psychosocial doit fortement s’investir, s'engager humainement, pour arriver à les canaliser.  L'attitude de base est fondamentale pour que ce soutien ne soit pas vécu de manière intrusive par les victimes (risque de sur-victimisation). De plus, l'intervenant psychosocial travaille dans un contexte où il ne connaît pas préalablement les victimes (notamment leur éventuelle prémorbidité), il se doit de considérer leurs réactions comme normales compte tenu de ce qu’elles viennent de vivre ( lui aussi pourrait éventuellement avoir ce genre de réactions). Par rapport à la psychologie de crise, le travail de base consiste à faciliter de l’assimilation du vécu traumatique en favorisant le plus rapidement possible la verbalisation de l’incident traumatique et les émotions qui y sont associées (abréaction). Les intervenants psychosociaux de crise (trauma workers) peuvent être des psychologues, psychothérapeutes, des assistants sociaux et éventuellement des psychiatres (travaillant hors du contexte de la psychiatrie de crise), volontaires et/ou professionnels formés à cette approche particulière et aux techniques associées (dont le débriefing émotionnel après incident critique[11]). Par conséquent, ils n'appartiennent pas aux catégories de personnels d'intervenants de première ligne comme les sauveteurs, les médecins, les ambulanciers, les forces de l'ordre, qui ont des missions matérielles, techniques, médicales précises déterminant un autre type de relation de base avec les victimes (attentes réciproques et missions différentes).

Le travail des intervenants de support psychosocial se répartit sur le court (1ère ligne) et moyen terme, de 0 à 3 mois après le trauma (variant d'une situation à l'autre), cette phase d’action est appelée Prévention Secondaire. Le cadre thérapeutique est réservé pour la phase de chronification des symptômes, donc théoriquement au-delà de trois mois, sauf pour des victimes présentant soit une prémorbidité avérée, ou une déstabilisation psychique telle qu'une prise en charge individuelle thérapeutique s'avère indispensable (souvent le cas pour des victimes individuelles de délits graves et de violence humaine).

Le support psychosocial offert aux victimes a certaines caractéristiques propres qui peuvent s'avérer difficilement gérables par les intervenants.

1.               La réalité du trauma , mort ou agression, ne relève pas d'une situation fantasmée par la victime

2.               la victime est un rappel permanent et réel pour l’intervenant de sa propre vulnérabilité à une situation traumatique

3.               Le vécu traumatique de la victime peut renvoyer l’intervenant à son propre vécu traumatique (engendrant un contre transfert massif)

4.               la victime reportera son agressivité et son sentiment d’impuissance sur l’intervenant, les émotions seront très fortes et lourdes à gérer

5.               l’identité de l’intervenant est attaquée par la victime, trop s’investir dans la relation devient dommageable pour l’intervenant, et trop peu s’investir brise la relation de confiance

6.               Perpétuel sentiment d'impuissance de l’intervenant, incapable de changer la réalité du vécu traumatique (ce qui est fait est fait)

7.               Le vécu traumatique impose un changement de son cadre de référence, de sa manière de percevoir le monde et de son sens de la vie.

8.               L'investissement et l’engagement humain et émotionnel sont nécessaires pour résoudre et amorcer le travail d’assimilation et d’accommodation  traumatiques: “faire le deuil de son invulnérabilité”, prendre conscience de la mort; la victime ne sait donner sens à son vécu traumatique qu’en le partageant avec l’autre , le partager signifie pour l’intervenant d’accepter d’affronter le trauma, l’horreur et toutes les émotions qui y sont associées. Dans les sociétés traditionnelles, les rituels funéraires et religieux étaient là pour codifier cette relation à la mort.

9.               Les incidents traumatiques, peuvent concerner des groupes de personnes, ce qui rend l’approche classique et individuelle inopérante, l’intervenant de soutien psychosocial doit pouvoir gérer plusieurs victimes simultanément et travailler sur la dynamique de groupe et de support social (réseau en dendrite des victimes secondaires).

10.           Les intervenants psychosociaux, idéalement, ne devraient pas travailler isolément, or peu d'intervenants ont l'habitude de fonctionner en équipe de manière structurée. Cette absence de culture commune peut entraîner des conflits ou des incompréhensions au sein du groupe d'intervenants, affaiblissant ainsi leur capacité de gestion.  

Descriptif des activités des intervenants psychosociaux en situation de crise[12]

Les intervenants psychosociaux en situation de crise sont souvent les seuls avec l'entourage direct, à s'occuper du vécu des victimes. Leurs activités vont tourner autour de ce constat et viseront à créer un cadre suffisamment sûr pour que les victimes primaires puissent extérioriser et verbaliser leur vécu sans être sur-victimisées. Ces activités seront soit totalement informelles (entretiens menés dans les lieux d'accueils et de repos par exemple) soit préparées spécialement (débriefing émotionnel, séances de parole, séances d'information). Par ailleurs, les situations de traumatisme collectif (catastrophe, attentat…) contraignent les intervenants psychosociaux à développer des procédures adaptées au nombre élevé de victimes (primaires et secondaires). Un des aspects de la prise en charge collective est la nécessité de travailler en collaboration et en coordination avec les autorités impliquées et les services d'aide locale qui sont eux-mêmes touchés à différents niveaux dans leur intégrité et leur fonctionnement. La responsabilité de la société et les mécanismes de reconnaissance publique seront des facteurs important dans le processus de prise en charge. L'enquête judiciaire, les expertises liées aux assurances, les décisions politiques favoriseront le processus d'assimilation du trauma ou au contraire le bloqueront en suscitant des réactions de revendication. Les interventions psychosociales s'inscrivent dans un tout, dont les dynamiques échappent souvent à l'intervenant psychosocial au contact direct des victimes.

Globalement, le travail de l'intervenant psychosocial dans l'urgence, en crise auprès de victimes, remplit plusieurs fonctions spécifiques[13]

Ø            Il sert de pare-excitation par rapport à ce qui fait effraction, à savoir la situation traumatique pour le sujet.

Ø            Il favorise la verbalisation des émotions, du vécu en contenant et recevant l'expression émotionnelle (abréaction).

Ø            Il favorise l'expression des sentiments de culpabilité, d'humiliation, de honte, de terreur provoqués par la perte, le deuil, le réel de la mort.

Ø            Il assure une présence rassurante, contenante pour les victimes

Ø            Il sert de passeur, de lien entre le monde des morts, de la destruction et celui des vivants.

Ø            Il favorise la mise en place de rituels spécifiques qui ont du sens pour les victimes.

Ø            Il crée un lieu d'écoute de l'innommable, ramenant progressivement la victime vers des réactions plus adaptées.

Ø            Il permet l'ébauche d'un continuum après la rupture traumatogène en élaborant du sens sur base de l'histoire racontée par les victimes.

Ø            Il informe et oriente sur base des besoins exprimés ou ressentis par les victimes.

Ø            Il veille à la réponse aux besoins primaires (en collaboration avec d'autres services).

Ø            Il travaille avec le groupe de victimes éventuelles pour reconstruire ensemble une histoire commune en respectant le vécu propre à chacun. Il permet et garantit dans ces débriefings la libre circulation de la parole.

Difficultés psychodynamiques reliées au travail des intervenants psychosociaux

Voici une série de questions qui représentent bien la difficulté du travail de soutien psychosocial avec des personnes traumatisées, des survivants[14]; dans un contexte où l'intervenant psychosocial fait une démarche proactive de soutien hors de son cadre habituel de travail.

Ø               Comment contenir toute cette angoisse, toutes ces représentations mortifères?

Ø               Avons-nous suffisamment d'espace en nous pour les contenir?

Ø               Comment nous préserver contre cet éclatement et ce morcellement?

Ø               Jusqu'à quel point pouvons-nous servir de réceptacle et de contenant sans courir le risque de décompenser nous-mêmes?

Ø               Comment éviter de tomber dans le piège de la fascination ou de la curiosité?

Ø               Comment assurer à l'autre une écoute attentive alors que nous-mêmes vivons  la même situation traumatisante?

Ø               Comment garder la distance nécessaire sans un cadre qui permette de penser notre action?

Comment recréer un cadre (structure conceptuelle référante) alors que tout est détruit, que les familles sont désunies et amputées, que la société cherche ses repères. La catastrophe, les traumatismes collectifs imposent aux intervenants psychosociaux d'inventer un nouveau cadre de travail, pour eux mais surtout pour les survivants, victimes ou personnes traumatisées par cette rupture de l'ordre humain et naturel. Contenir le vécu et le discours associé nécessite donc "un cadre qui fait office d'enveloppe en assurant aux relations intimité, confidentialité et fidélité"[15]. Dans ce sens, l'intervenant psychosocial reconstruit un cadre en fonction de la situation qui se présente à lui, privé de ses repères habituels. Il doit s'engager, apporter une écoute et une parole relevant de l'empathie, de la proximité  en mettant de côté la position classique de neutralité bienveillante. Ce qui est vrai pour le travail classique de thérapie avec des victimes, l'est encore plus dans des contextes de crise et d'urgence.

Le mal-être de l'intervenant psychosocial en situation de crise peut se traduire par le langage du corps (soma)[16]. Cette expression somatique signe l'incapacité à verbaliser et mentaliser leur vécu de confrontation aux victimes. Rapidement l'intervenant psychosocial surcompense son investissement pour lutter contre la "passivité" des victimes ou se replie pour se protéger du non-sens et du chaos. La possibilité de verbaliser via un tiers moins engagé conduit à accepter sa vulnérabilité comme normale et nécessaire, libérant ainsi le soma de ses tensions. Pourtant cette acceptation de la vulnérabilité peut-être : 

- inquiétante parce qu'elle peut engloutir, submerger et entraîner dans des positions défensives, notamment des passages à l'acte intempestifs pour se séparer de l'épouvantable répétition à se penser comme semblable (humain, trop humain, inhumain);

- stimulante parce qu'elle indique chez le soignant un contenu interne dont il peut retrouver la familiarité et qui peut limiter sa toute-puissance.

 

Processus de traumatisation indirecte des intervenants psychosociaux

 En situation de crise collective, trois facteurs sont identifiés comme sources potentielles de traumatisation indirecte pour les intervenants psychosociaux[17].

1.               La proximité de la mort, qui renvoie les intervenants psychosociaux  à leur propre mortalité (vulnérabilité).

2.               Le partage des angoisses des victimes primaires et de leurs familles, et la forte identification empathique qui en résulte (cela aurait pu être moi ou ma famille).

3.               Les ambiguïtés de rôles et les conflits qui en résultent.

Ecouter les victimes primaires et secondaires parler et exprimer leur vécu en situation de crise implique un climat fortement émotionnel. Et souvent, à part écouter, l'intervenant ne sait pas apporter plus pour le soutien de la victime, son sentiment d'impuissance s'en trouve exacerbé. Le trauma est vivant, il s'exprime en direct, par les émotions associées. Si les intervenants psychosociaux veulent créer un lien de confiance, ils doivent faire preuve d'un minimum d'empathie et de compassion, ce qui les met en résonance avec le vécu de la victime. Cette résonance empathique est pratiquement traumatogène par définition (vulnérabilité de résonance). Ce qui ne signifie pas que tous les intervenants psychosociaux seront traumatisés (Stress Traumatique Secondaire) mais bien que tous auront à gérer un jour ou l'autre les mêmes questions que les victimes primaires. Tout blocage dans ce processus de questionnement et de verbalisation pourra signifier le début d'une traumatisation indirecte. 

Un certain nombre de réactions contre-transférentielles des intervenants psychosociaux sont connues, elles sont au départ destinées à protéger l’intervenant quand il se sent débordé psychiquement, mais elles peuvent aussi déboucher sur des troubles dysfonctionnels importants.

Deux tendances sont relevées[18]: d’une part une forme d’évitement  avec un retrait empathique (empathetic withdrawal) ou une suridentification avec un investissement empathique incontrôlé (empathetic enmeshment). 

Cela se traduit entre autres par :

q                Cynisme, humour noir

q                Mise à distance, déshumanisation des victimes

q                Magna mater complex (je prends en charge les problèmes de tout le monde)

q                Jehovah complex (je suis tout puissant pour aider les victimes)

q                Fuite: abus d’alcool, drogue, tabac

q                Hyperactivité non constructive 

La répétition ou l’accumulation de situations de travail avec des victimes d’incidents traumatiques peut stresser, voire rendre inopérant l’intervenant psychosocial. Le Burnout en général et l'Etat de Stress Traumatique Secondaire de manière spécifique découlent de ce contexte. 

Les structures spécialisées dans l'intervention psychosociale de crise subissent, elles aussi, l'impact indirect de ce type de travail avec des victimes. Les dynamiques de groupe peuvent se rigidifier et créer un climat malsain où l'intervenant risque de ne plus se sentir soutenu, compris et accepté. Les phénomènes classiques de stress organisationnel apparaissent tels que: absentéisme, présentéisme, démotivation, baisse de la qualité des prestations, blocage des communications, turn over, déresponsabilisation collective,… mais ceci nous amènerais trop loin dans le cadre de cet article.

Références 

AMERICAN PSYCHIATRIC ASSOCIATION. MINI DSM-IV. Critères Diagnostiques ( Washington DC, 1994). Traduction Française par J.-D. GUELFI et Al., Masson, Paris, 1996.

AUDET, J. , KATZ, J.-F. (1999). Précis de victimologie générale. Dunod. Paris. Partie 4, Chap 1: La prise en charge précoce. 326-378.

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[17] HODGKINSON, P.E. , STEWART , M. (1998). Coping with catastrophe: A handbook of post-disaster psychosocial aftercare. 2nd edition. Routldege. London. 209.

[18]MEICHENBAUM, D. (1994). Treating Post-Traumatic Stress Disorder : A Handbook and practice manual for therapy.John Wiley & Sons. United Kingdom. 274.

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