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L'inceste versus l'Interdit de l'inceste : lectures croisées

 

DUSSY, D. [FRANCE]

Chargée de Recherche au CNRS, Laboratoire d’Anthropologie Urbaine (UPR 34) associée au Laboratoire Genêse et transformation des Mondes sociaux (EHESS-CNRS)  

Mots-clés : Inceste ; agression sexuel ; pédophile ; prohibition

Article paru dans le Journal International de Victimologie Tome 6, n°1 (2007) - H4 Éditions.

 

Françoise héritier ouvre ainsi De l'inceste : "j'ai longuement exposé, dans les deux sœurs et leur mère, les textes historiques et les faits ethnologiques qui attestent l'existence, depuis des temps immémoriaux, d'une prohibition des rapports sexuels qui mettraient en contact des consanguins [par l'intermédiaire d'un partenaire commun et que j'ai appelé inceste du deuxième type]" (2000). Comme elle l'annonce très clairement, ce sur quoi Françoise Héritier a toujours travaillé, c'est sur le discours, écrit et oral, de la prohibition de l'inceste. Mais attester que partout au monde, depuis très longtemps, certaines relations sexuelles sont interdites en fonction du degré de parenté n'atteste rien d'autre que la présence de l'interdit. Cela ne dit rien de l'inceste, quand il arrive, ni de la façon dont s'articule théorie de la prohibition et relations sexuelles entre proches apparentés tel qu'elles arrivent dans la réalité.

Dans cet exposé, je voudrais questionner ce que les savoirs sur l'inceste, en anthropologie, disent du rapport de la société à l'inceste. A partir d'une lecture du livre exemplaire de Françoise Héritier, De l'inceste, je vais montrer comment l'inceste peut être pensé quand on a en toile de fond conceptuelle la théorie de l'interdit de l'inceste.  Etant entendu que la pratique de l'inceste a pour condition nécessaire de mise en œuvre le silence autour de cette pratique, je voudrais ensuite explorer la question du "dire l'inceste" collectivement, à l'échelle de la société. En conclusion, je retournerai la perspective de départ, et m'interrogerai sur le sens de la théorie de l'interdit de l'inceste, quand on a en toile de fond la réalité de l'inceste.

De l'inceste

De tous les travaux anthropologiques qui parlent de la prohibition de l'inceste, De l'inceste occupe une place particulière. Jusqu'à cette série de séminaires organisée par Françoise Héritier au collège de France, et dont le livre est tiré, les travaux sur l'inceste consistaient en une description des différents systèmes de parenté et des règles de l'exogamie à travers le monde. Après avoir beaucoup réfléchi à son idée d'inceste du deuxième type, développée dans Les deux sœurs et leur mère, et après avoir défini que "la prohibition de l'inceste n'est rien d'autre qu'une séparation du même, de l'identique, dont le cumul, au contraire, est redouté comme néfaste", Françoise Héritier a proposé de mettre face à face la théorie et le point de vue des praticiens. La façon dont le projet est formulé, dans l'introduction du livre, forme le premier point dont il me semble intéressant de discuter, notamment parce qu'il noue un malentendu fondateur. Je cite : "pour avoir longuement traité du problème théorique de l'inceste dans mon livre, auquel le renvoie, j'ai voulu ici donner la parole à des praticiens qui ont l'expérience, eux, de la souffrance de l'inceste, des dégâts psychologiques qu'il occasionne". Cette proposition est un sophisme sur lequel se déroule ensuite tout le livre. Car ce n'est pas le problème théorique de l'inceste sur lequel a travaillé Françoise Héritier, c'est sur le problème théorique de l'interdit de l'inceste. Ce qui n'est pas une simple différence rhétorique. Car considérer que la théorie de la prohibition vaut pour tout cadrage théorique permet du même coup de ne poser à aucun moment la question de la définition de l'inceste, ou même d'une vague circonscription de ce dont on entend parler, en abordant l'inceste.

En l'absence d'une définition préalable du sujet, la question qui se pose alors est de savoir sur quoi on se base pour inviter des contributeurs. Françoise Héritier ne l'explique pas, mais dans la mesure où sa propre théorie de l'"inceste du deuxième type" sert de point de référence, il est logique d'imaginer que la liste des contributeurs du séminaire est liée au corpus documentaire sur lequel Françoise Héritier a construit son travail. Et puisque 

l'analyse de la prohibition de l'inceste est tirée des livres saints des trois religions monothéistes, de ses notes de terrain en pays Samo, et des scénarios de films de cinéma et de télévision, les praticiens de l'inceste devraient naturellement être un rabbin, un prêtre, un Burkinabé et un producteur de télé. Ils pourraient chacun présenter leur façon d'aborder les cas d'inceste, dans leur pratique respective et on aurait effectivement mis en face à face la théorie et la pratique. Or, les quatre praticiens invités pour contribuer au séminaire (je ne sais pas s'il y a eu d'autres exposés, et d'autres praticiens), ne sont pas du tout ceux que son approche théorique permettaient d'attendre.

Contre toute attente, donc, et quoique Françoise Héritier n'ait jamais mentionné l'inceste comme une maladie, De l'inceste propose les contributions d'un neuropsychiatre éthologue et d'un pédiatre-psychanalyste. Ces ont leurs exposés qui ouvrent le livre, après l'introduction de Françoise héritier, et ils sont les deux seuls à figurer comme co-auteurs du livre. Le troisième invité est un juge pour enfant, ce qui est également intrigant puisque la théorie échafaudée par Françoise Héritier évoquait surtout des affaires de mariages ou de relations sexuelles interdites ne concernant pas spécialement les enfants. La dernière invitée est une ethnologue du Magne, dans le sud-Péloponnèse, en Grèce, qui se présente elle-même comme une "ex"-apprentie ethno-psychiatre spécialisée dans la littérature et les traditions néo-hélléniques. Ainsi, aucun des champs disciplinaires convoqués pour l'occasion ne forme une continuité avec les travaux théoriques dont ils sont le pendant pratique. En fait, on peut faire le constat que le choix des invités ne se réfère pas du tout à la théorie de la prohibition. Il correspond strictement à la représentation de l'inceste communément partagée par les acteurs du jeu social français et contemporain. (...)

 

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